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Vers une forêt boréale émettrice plutôt qu’éponge

La biologiste Catherine Potvin craint que les émissions de CO2 des feux de forêt partent en vrille

ALEXIS RIOPEL PÔLE ENVIRONNEMENT

Catherine Potvin n’est plus capable d’être optimiste. Cette biologiste forestière, professeure à l’Université McGill depuis plus de 30 ans et ex-négociatrice du Panama dans les grandes conférences climatiques, est abattue. Le 25 juin au matin, la fumée était si épaisse qu’elle ne voyait plus le lac devant chez elle. L’implacable réalité la frappait en pleine face. « On voit les prédictions les plus épouvantables se matérialiser », affirme-t-elle maintenant avec désarroi.

« Le déclin des forêts, on le prévoyait, rappelle cette éminente scientifique québécoise, spécialiste des changements climatiques et lauréate de nombreux prix. Et on disait : attention, quand les forêts commencent à décliner, on perd le contrôle. Et là, maintenant, c’est évident que c’est en train d’arriver. »

Les feux de forêt qui sévissent cette année au Québec, d’une ampleur inégalée depuis au moins 100 ans, illustrent clairement les conséquences du climat qui se réchauffe. En outre, craint Mme Potvin, ils indiquent qu’un « point de basculement » a peut-être déjà été franchi. La forêt boréale a possiblement passé un « seuil critique » au-delà duquel elle se réorganisera « de manière abrupte et/ou irréversible », pour reprendre la définition des points de basculement du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

On parle donc d’une forêt boréale qui brûlera plus souvent, plus intensément. Le GIEC écrivait en 2018 : « On pense qu’il existe un point de basculement correspondant à un dépérissement significatif des forêts boréales, où la mortalité accrue des arbres entraînerait la création de vastes boisés dégagés et de prairies ouvertes », ce qui augmenterait la fréquence des incendies. Un cercle vicieux. Le groupe d’experts avait du mal à prévoir quand cela surviendrait, mais s’attendait à ce que cette « puissante rétroaction » débute vers 3-4 °C de réchauffement mondial. (L’an dernier, nous étions à +1,15 °C.)

Le problème est double, explique la scientifique en entrevue au Devoir : les forêts affaiblies ne peuvent plus absorber le carbone que nous émettons — « on perd nos alliés » —, mais aussi, en brûlant, elles relâchent les millions de tonnes de dioxyde de carbone (CO2) qu’elles avaient patiemment emmagasinées. La biosphère renferme des quantités de carbone « plus que suffisantes » pour altérer considérablement le climat mondial. « Si on commence à émettre tout ce carbonelà, il n’y a aucune technologie qui va nous permettre de le capter. C’est une accélération exponentielle », expliquet-elle, inquiète.

Plus de cinq millions d’hectares de forêt ont brûlé cette année au Québec : une superficie plus grande que la Gaspésie et le Bas-Saint-Laurent réunis. En date du 1er août, selon les données fournies au Devoir par le programme Copernicus de l’Union européenne, ces feux ont libéré 246 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère : trois fois plus que l’ensemble des émissions anthropiques des Québécois en un an.

« Inéluctable »

Le problème de la détérioration des forêts n’est pas que québécois : il est mondial. Catherine Potvin a été « interloquée » la première fois en 2018, quand une forte sécheresse faisait mourir les arbres sur pied en Allemagne. Par la suite, des feux de forêt catastrophiques se sont enchaînés, de la Californie à l’Australie. Et la jungle panaméenne, que la scientifique québécoise étudie depuis 1993, périclite pour sa part en raison des lianes, qui se multiplient allègrement ces dernières années, au détriment des autres arbres.

Résultat : les forêts de nombreuses régions du monde deviennent une source de carbone plutôt que de servir d’éponges. Au Canada, les terres (forêts, prairies, champs, etc.) sont un émetteur net de carbone dans l’atmosphère depuis 2002. Le sud-est de l’Amazonie, qui s’assèche, est aussi une source de carbone depuis quelques années, ce qui contribue à l’aggravation des changements climatiques.

La situation est si grave que Mme Potvin — une artisane, dès 2005, de l’initiative de l’ONU pour la réduction des émissions dues au déboisement et à la dégradation des forêts — pense désormais que les arbres ne nous seront d’aucun secours pour freiner les changements climatiques. Inutile de planter deux milliards d’arbres. C’était une bonne idée il y a 20 ans, mais maintenant, « il est trop tard ». « Il faut juste aider les forêts à ne pas complètement péricliter » (voir encadré).

La biologiste insiste : la compensation des gaz à effet de serre grâce aux forêts, « ça ne sert absolument à rien ». Le CO2 craché par le moteur d’un avion aujourd’hui ne sera pas absorbé par les arbres plantés avant 25 ou 30 ans. Mais « l’effet dévastateur sur le climat » aura tout de même lieu d’ici là. « Et en plus, les forêts ne sont pas pérennes. Elles sont en train de mourir, donc ça ne marchera pas », dit-elle. Si la compensation carbone est si prisée, c’est « parce que ça ne nous demande pas de changer nos façons de faire ».

« Les écosystèmes nous crient que c’est maintenant [qu’il faut agir]. C’est maintenant ! » implore Mme Potvin, également membre du Comité consultatif sur les changements climatiques du Québec (CCCC). L’échéance de toutes les grandes cibles climatiques — la fin des voitures à essence, par exemple — devrait être devancée, selon elle. Le discours dominant qui tourne autour du « néolibéralisme, de l’économie et de l’individualisme » doit faire un virage à 180° pour que notre société ait la moindre chance de réussir sa transition. Sans quoi « ça va coûter plus cher, et ça va causer plus de souffrances, c’est inéluctable ».

Le CCCC, formé d’experts indépendants chargés de conseiller le gouvernement sur les questions climatiques, s’est réuni en juin, en pleine saison des incendies de forêt. « L’ambiance a changé », indique la biologiste. Elle pense que le groupe, qui publiera un bilan de l’action climatique du Québec à l’automne, sortira transformé de l’été 2023. Ce même été lors duquel, à l’échelle mondiale, les indicateurs climatiques font le grand écart par rapport aux records précédents.

Catherine Potvin ne lâchera pas le morceau tant que sa société ne bougera pas. « Je suis une personne rationnelle : j’ai de la misère à comprendre que devant tellement d’évidences, nos gouvernements ne réagissent pas. » « Je pense que le Québec est une nation assez orgueilleuse, qui veut bien faire les choses et être fière d’elle. Aussi, il y a ici un bon consensus autour des changements climatiques, pas de grande polarisation. On a tout ce qu’il faut pour devenir des chefs de file », conclut-elle, finalement encore un peu optimiste.

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2023-08-03T07:00:00.0000000Z

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