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Des milliers de faux Morrisseau démasqués après une longue enquête

Une fraude d’une ampleur inégalée démasquée après une longue enquête

STÉPHANE BAILLARGEON

C’est la mère de toutes les fraudes artistiques canadiennes que vient de mettre au jour une enquête policière, après plus de deux ans et demi de travail. Environ 1200 oeuvres (des toiles et des tirages) imitant le style de l’artiste anichinabé Norval Morrisseau (19312007) ont été saisies à Thunder Bay, en Ontario, selon des révélations faites la semaine dernière. L’ensemble est évalué à plus de 100 millions de dollars.

Le trafic se serait déroulé sur des dizaines d’années et aurait impliqué trois groupes criminels qui se seraient succédé et qui auraient échangé de l’expertise pour contrefaire des oeuvres et remettre des certificats d’authenticité rassurant les collectionneurs.

« Le problème, la plupart du temps, c’est que la police a peu de ressources, peu de connaissances et peu d’incitatifs pour enquêter sur ce genre de crime, dit l’avocat montréalais François Le Moine, spécialiste des questions de droit des arts. Ce n’est pas tant une question de droit qu’une question de moyens. C’est pourquoi cette affaire Morrisseau est une bonne nouvelle. Enquêter sur des milliers de faux pendant des années, c’est exceptionnel. »

La police ontarienne pense retrouver entre 4500 et 6000 faux Morrisseau au bout de sa traque nationale et internationale. « Moi, je crois que ce sera encore plus que 6000 oeuvres », dit l’avocat québécois Jonathan Sommer, mêlé professionnellement à l’événement déclencheur de la traque aux faux. Le catalogue raisonné des vraies toiles peintes par Norval Morrisseau comptera à terme environ 5000 notices. Il faut y ajouter des lithographies, des gravures et autres travaux sur papier.

Le « peintre des légendes » de la Première Nation ojibwée Bingwi Nyaashi Anishinaabek est le fondateur de l’école des Woodlands, attirée par la représentation des traditions spirituelles et mythologiques. Survivant des pensionnats pour Autochtones, il est considéré comme l’un des principaux fondateurs de l’art autochtone contemporain au Canada. Très prolifique, il ne tenait pas de registre de ses créations, ce qui facilite d’autant plus le travail des fraudeurs.

Le problème, la plupart du temps, c’est que la police a peu de ressources, peu de connaissances et peu d’incitatifs pour enquêter sur ce genre de crime » FRANÇOIS LE MOINE

Jonathan Sommer a été approché il y a une quinzaine d’années pour défendre la cause de Kevin Hearn, membre du groupe Barenaked Ladies, qui voulait faire reconnaître l’inauthenticité du grand diptyque de Morrisseau Spirit Energy of Mother Earth acheté dans une galerie chic de Toronto vers 2004. Le pot aux roses de la fraude avait été révélé par les experts du Musée des beauxarts de l’Ontario, qui avait emprunté l’oeuvre pour une exposition en 2010.

« J’ai travaillé surtout pro bono sur ce dossier, pendant cinq ou six ans, presque chaque jour », raconte l’avocat qui réside en Estrie, mais qui pratique le droit en Ontario depuis des décennies. M. Sommer se spécialise en droit commercial, mais vient d’une famille artistique : son père est le poète Richard Sommer, et sa mère, la performeuse Vicki Tansey.

Un documentaire déclencheur

Un tribunal de première instance a conclu ne pas pouvoir trancher au sujet de l’attribution de Spirit Energy of Mother Earth. La Cour d’appel a ensuite forcé la galerie à verser 60 000 $ à l’acheteur, sans avoir tranché sur l’authenticité de l’oeuvre.

Le documentaire There Are No Fakes, du cinéaste Jamie Kastner, a suivi cette cause assez unique et exposé l’ampleur du réseau des personnes et des entreprises impliquées dans la fraude et des victimes du larcin organisé. « La police nous a contactés parce qu’elle s’intéressait à un meurtre commis dans les années 1980 dont il est question dans le film, raconte Jonathan Sommer. Cette démarche n’a pas abouti, mais les policiers sont revenus à la charge pour s’intéresser à la fraude artistique. J’avais demandé cette intervention en vain pendant des années. »

L’origine autochtone de Norval Morrisseau pourrait expliquer en partie la lenteur des institutions à s’intéresser à son plagiat massif. « Absolument, dit Me Sommer. Norval Morrisseau est reconnu d’un côté comme un immense artiste. D’un autre côté, on le réduit parfois à un stéréotype de l’Autochtone idiot, incapable de garder des traces fiables de ce qu’il produit parce qu’il a trop bu. »

L’enquête majeure est vraisemblablement la plus importante de l’histoire du pays en matière de fraude artistique. Lancée en 2019 par la police de Thunder Bay, elle a rapidement demandé l’aide de la Police provinciale de l’Ontario, devant l’ampleur et l’étendue de la fraude. Le FBI a aussi été contacté.

Les forces policières ont arrêté huit individus impliqués dans le réseau de trafic de faux, dont Benjamin Paul Morrisseau, neveu de l’artiste. Trois groupes se sont relayés depuis 1996 pour la production des faux, y compris pour contrefaire des certificats d’exposition. Au total, la bande fait face à une quarantaine d’accusations, dont production de faux et intention de frauder le public.

Les faux saisis proviennent de collections privées et institutionnelles. La police les a identifiés en se faisant aider d’experts en authentification. L’enquête a été décrite comme « très difficile » par le détective Kevin Veilleux, qui la dirigeait.

Me Le Moine explique qu’au Canada, les fins connaisseurs ne sont pas assez protégés et risquent d’être poursuivis quand ils se prononcent. « Il va aussi falloir que les marchands soient un peu plus responsables de la provenance et de l’authenticité des oeuvres qu’ils mettent sur le marché », dit-il en précisant qu’il est très difficile de poursuivre une galerie qui a vendu un faux.

Me Sommer, qui a été harcelé par les faussaires, a lui-même en sa possession plus de 20 faux que des policiers ontariens ont examinés. Les enquêteurs lancent maintenant un appel aux propriétaires d’oeuvres présumées de Norval Morrisseau pour qu’ils les fassent authentifier. Par contre, les vrais de vrais devraient prendre de la valeur avec l’épuration du catalogue des faux et des copies.

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2023-03-08T08:00:00.0000000Z

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