Le Devoir virtuel

La COP des pompistes

Quand la science décroche

JOSÉE BLANCHETTE

C

ette semaine, à la faveur d’une panne d’électricité de 24 heures, je suis retournée à « l’âge des cavernes », une perspective déplaisante que brandit le très folklorique président de l’affligeant spectacle annuel des COP, Sultan Ahmed al-Jaber. Complètement mésadaptés du bout de chandelle et démunis du pixel, sans électricité, nous ne sommes pas grand-chose. Sans pétrole non plus, remarquez, puisque les énergies fossiles constituent 81 % de notre « carburant » et que les pays du G20 sont responsables de 80 % de la consommation mondiale d’énergie.

Ne nous étonnons pas que le président de la COP28 sur le climat, les deux pieds englués dans l’or noir, puisse affirmer sans rougir : « Il n’existe pas de données scientifiques, pas de scénario qui indique que l’élimination progressive des combustibles fossiles permettra d’atteindre le seuil de 1,5 degré Celsius. » Le mot « progressive » est de trop pour viser cet objectif, concédé sans y croire à des endroits vulnérables lors de l’Accord de Paris en 2015.

Pour rappel, 2456 lobbyistes de l’industrie pétrolière sont inscrits à la COP28, dont l’hôte préside aussi une pétrolière et n’a visiblement pas lu les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat).

Des scientifiques révoltés répliquent ; ceux de Scientist Rebellion incitaient tous les citoyens à devenir des militants et des activistes dans une lettre publiée lundi. Ils se disent « terrifiés » et ajoutent : « Nous avons besoin de vous ». https://bit.ly/3TdYrk9

Si vous n’avez pas encore tout à fait sombré dans le cynisme, je vous incite fortement à lire L’hypothèse K. sur la science face à la catastrophe écologique, paru cette semaine chez nous. Le brillantissime et charismatique astrophysicien et philosophe français Aurélien Barrau s’intéresse aux limites de la science quant au naufrage collectif dans lequel nous sommes désormais des acteurs aussi individuels que politiques. L’industrie, elle, répond à la demande et stimule le désir. Et nous désirons beaucoup. De tout. Pas seulement à Noël.

Une question de sens

Désormais, la question est peut-être : qui arrêtera le paquebot et fera débarquer les passagers du Titanic sur lequel nous coursons ? Même les icebergs ont fondu.

L’astrophysicien s’attaque aux sciences et aux technosolutions dans son dernier essai au titre intrigant qui réfère au K de karkinos, crabe en grec, pour cancer. Nous en sommes à la phase métastatique de la maladie (les deux tiers des animaux sauvages ont été éradiqués en 40 ans) et refusons toute forme de médecine préventive pour les générations suivantes.

Or, si Barrau va voir du côté de l’oncologie, il ne trouve pas de preuves que la médecine curative a obtenu de meilleurs résultats (plutôt l’inverse) que la médecine préventive face à l’empereur des maladies. Nous demandons à la science de nous sauver alors même que nous n’avons pas l’intention d’arrêter de fumer et que l’industrie/pusher fera tout pour nous fournir notre sainte nicotine quotidienne dans l’urgence, la vitesse, l’intensité et l’ivresse de vivre. Libârté !

Dans un vocabulaire inimitable, le scientifique utilise des mots durs pour qualifier « notre rapport de prédation nécrophile avec le vivant » et ajoute que « nous sommes des vivants qui n’aimons pas la vie ». Les mots « abject », « stupide », « suicidaire », « sale », « désublimation du réel » ne tardent pas.

Selon lui, penser la suite en matière de décarbonation est une « erreur drastique », car c’est le plus simple de nos problèmes, appelant des solutions techniques comme planter des arbres en pure perte quand on prend l’avion ou planter une usine de batteries sur un terrain avant d’avoir obtenu l’accord du BAPE (on l’aura après).

L’activiste répète : nous ne sommes pas face à un problème scientifique, mais face à une vision du monde essentiellement productiviste. On exige de la science qu’elle nous propulse encore dans la même direction. Il demande : Pourquoi ? Et que veut-on vraiment ?

Le spécialiste des trous noirs s’attaque au scientisme devenu commun selon lequel la science a réponse à tout et aux experts qui ne font qu’entériner un système de valeur, sous couvert de « neutralité ». Les dissidents sont vite expédiés en enfer. Il en appelle à la trahison, « trahir les attendus », et à s’extraire de l’inertie. Les courageux ne seront pas nombreux, je le pressens.

Lettre aux ingénieurs qui doutent

N’en déplaise à Sultan Ahmed al-Jaber, l’énergie propre ou sale, contre nature, nous fera probablement vivre une mauvaise adaptation du film Soleil vert d’ici la fin du siècle. La Norvège s’apprête à faire de l’exploration minière (pour nourrir les batteries) dans les fonds marins avec la connivence d’une frange de la colonie scientifique : l’ingénierie.

Citant le philosophe Jean-Pierre Dupuy par rapport à la catastrophe environnementale, l’ingénieur français (et philosophe) Olivier Lefebvre rappelle : « Nous ne croyons pas ce que nous savons. »

Son passionnant ouvrage Lettre aux ingénieurs qui doutent s’adresse aux artisans et aux complices d’un système agenouillé sur le prie-Dieu de la croissance. Ils sont 800 000 en France, 70 000 au Québec. « [L’ingénieur] est donc l’un des artisans du business as usual qui participe activement à la poursuite des trajectoires empruntées tout en contemplant passivement leurs effets délétères. »

Aujourd’hui responsable de missions de transition écologique, Olivier enjoint ses semblables, plus cartésiens que philosophes, aux prises avec la dissonance cognitive, à douter et à cesser de se boucher le nez en ignorant l’après.

Si on prend simplement l’exemple de l’automobile, de l’avion, du téléphone intelligent ou de l’IA, les inventions techniques ont une incidence énorme sur la société, « elles véhiculent un ordre social et politique ». « Le paradoxe est que les choix technologiques ne font l’objet d’aucun débat démocratique ! »

Tout comme Aurélien Barrau, Olivier Lefebvre se réclame de la devise médicale : « primum non nocere » : « d’abord, ne pas nuire ». En avons-nous seulement l’intelligence ?

Notre monde ne fonctionne plus. Ce n’est pas de gauche ou de droite, c’est factuel.

AURÉLIEN BARRAU, ASTROPHYSICIEN ET PHILOSOPHE

Si nous voulons créer un futur habitable, l’action climatique doit évoluer de quelque chose que les autres font à quelque chose que nous faisons tous

SCIENTIST REBELLION

Nous ne pouvons pas sauver une planète en feu avec une lance à incendie de combustibles fossiles

ANTÓNIO GUTERRES, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’ONU

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