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Le dernier cri du coeur d’Hubert Reeves

Avant son décès le mois dernier, le célèbre astrophysicien a livré un plaidoyer pour la sauvegarde de la planète dans L’océan vu du coeur

DOCUMENTAIRE MARCO FORTIER LE DEVOIR

Deux ans avant son décès, survenu le mois dernier, Hubert Reeves a accordé sa dernière entrevue au sujet de sa plus grande préoccupation : que la Terre devienne inhabitable à cause de l’activité humaine. Ce discours impensable il y a 100 ans n’a rien d’un scénario catastrophiste. C’est devenu une réelle possibilité, préviennent les plus grands scientifiques du moment.

« En agissant comme elle agit, la vie humaine est une menace puisqu’elle pourrait faire disparaître la vie, en tout cas dans ses formes les plus complexes, de la planète. C’est le problème majeur de l’humanité », affirme le célèbre astrophysicien dans le documentaire L’océan vu du coeur, qui prend l’affiche vendredi dans une dizaine de cinémas du Québec.

Le film d’une heure et demie révèle pourquoi les océans font partie des écosystèmes les plus vulnérables de la planète. Et pourquoi ça devrait interpeller les Terriens que nous sommes. Les meilleurs spécialistes de la vie marine — ainsi que d’autres disciplines scientifiques — montrent les ravages de la pêche industrielle, l’envahissement des océans par les déchets de plastique et la mort de coraux qui suffoquent sous la hausse rapide des températures de l’eau.

On apprend même que les poissons mènent une vie sociale, se reconnaissent entre eux et ont une « personnalité ». Certains spectateurs penseront au film La sagesse de la pieuvre, qui montrait en 2020 un lien hors de l’ordinaire entre l’animal marin et un plongeur. La pieuvre venait se lover dans les bras de son ami humain, comme le ferait un chat.

Hubert Reeves a été interviewé à l’automne 2021, à l’âge de 89 ans, par les réalisatrices Iolande CadrinRossignol et Marie-Dominique Michaud. « C’est le dernier cadeau qu’il nous a fait », raconte avec émotion Mme Cadrin-Rossignol, qui a travaillé sur quatre films avec le grand astrophysicien en une vingtaine d’années.

L’homme de science, devenu un des meilleurs vulgarisateurs de son époque, paraissait affaibli au moment de l’entrevue. Pour une rare fois, il avait jugé bon de se préparer, tandis qu’il parlait normalement de façon spontanée de n’importe quel sujet, grâce à ses connaissances encyclopédiques. Mais il n’avait rien perdu de sa pertinence, assurent les réalisatrices.

« Notre idéal doit être que la Terre ne devienne pas inhabitable. Il y a une reconnaissance de l’humanité aujourd’hui du danger dans lequel nous sommes. C’est la première étape pour la sauver. […] Nous savons aujourd’hui ce qui nous menace et nous savons ce qu’il faut faire. L’important est d’avoir envie de le faire », affirme Hubert Reeves dans le documentaire.

Pas trop envie d’intervenir

De toute évidence, pas mal d’humains n’ont « pas envie » de faire quoi que ce soit pour limiter les dégâts. La pêche industrielle détruit tout sur son passage, comme un bulldozer : le deuxième plus grand chalutier du monde, le Margiris, traîne des filets grands comme six terrains de football. Cette machine à tuer attrape tout, y compris des espèces menacées, qui sont simplement rejetées à l’eau (mortes), sans figurer dans les statistiques de pêche.

« C’est d’une bêtise incroyable », lance un des scientifiques interrogés dans le film. Pas moins de 10 millions de tonnes de poissons sont ainsi rejetées chaque année dans les océans.

Le biologiste canadien Daniel Pauly, véritable sommité du monde marin, affirme sans détour qu’il faut bannir la pêche industrielle. Pour lui, les humains devraient cesser de se nourrir de poissons, sauf s’ils peuvent en pêcher eux-mêmes dans une rivière.

En Polynésie française, les stocks de poissons diminuaient de façon dramatique. Il y a une quinzaine d’années, les dirigeants locaux ont décidé de protéger la ressource. Inspirés par des traditions ancestrales, ils interdisent la pêche sur des portions du territoire marin. Et ça marche : le nombre et la taille des poissons ont été multipliés par six.

« Cette histoire a été l’étincelle pour faire le film », dit Marie-Dominique Michaud. Les réalisatrices ont voulu alerter la population, mais aussi proposer des solutions. Une des leçons du documentaire, c’est que les aires protégées donnent des résultats.

« C’est le Far West »

Malheureusement, encore une fois, l’espèce humaine ne réalise pas l’urgence d’agir, prévient la biologiste québécoise Lyne Morissette, spécialiste du fleuve Saint-Laurent.

« Le problème, c’est que 60 % de nos océans sont en dehors de ça [la réglementation], et là, c’est le Far West. Tout le monde peut faire à peu près n’importe quoi, à moins qu’on décide de travailler ensemble pour limiter la surexploitation à outrance », explique-t-elle.

La juriste française Valérie Cabanes est convaincue que les États doivent se donner des règles pour encadrer les activités industrielles, minières et agricoles. « Comment se fait-il que la destruction de la planète ne soit pas reconnue comme un crime ? »

L’Équateur a créé un tel crime, rappelle-t-elle. Plus d’une cinquantaine de procès ont eu lieu depuis 2008. Par exemple, les carcasses de 6200 requins, dont des femelles enceintes, ont été découvertes sur un bateau aux îles Galápagos. Le navire a été saisi. L’équipage a écopé d’amendes et de peines de prison.

Les réalisatrices de L’océan vu du coeur restent optimistes malgré le sombre constat dressé dans leur film : « L’action est un remède contre l’écoanxiété. Et on sent que le public a vraiment envie de comprendre les enjeux. »

Le documentaire montre des façons d’agir, comme cette jeune femme qui a fondé un organisme recueillant chaque année des tonnes de plastique rejeté en mer. Le sociologue Frédéric Lenoir cite aussi Diderot : « C’est un devoir d’être heureux. » Et le pessimisme n’a jamais rien réglé.

L’océan vu du coeur Un documentaire de Iolande CadrinRossignol et Marie-Dominique Michaud. En salle à compter de vendredi

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2023-11-09T08:00:00.0000000Z

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