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1000 ans d’histoire entre ciel et mer

L’abbatiale du Mont-Saint-Michel, situé en France, célèbre son premier millénaire

CHRISTIAN RIOUX AU MONT-SAINT-MICHEL LE DEVOIR VOIR PAGE A 4 :

La vue était imparable. L’homme semblait seul face à l’immensité. Derrière lui se dressaient plus de 1000 ans d’histoire. Lorsque, le 19 février 2022, Éric Zemmour voulut relancer sa campagne à la présidentielle, le candidat de la droite radicale choisit de prononcer un discours devant ce symbole absolu de l’identité française : le Mont-Saint-Michel.

Il n’était pas le premier à poser ainsi devant ce témoignage de la France éternelle. D’Édouard Balladur à Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy à François Hollande et Manuel Valls, les hommes politiques français ne se sont jamais fait prier pour associer leur nom à ce joyau jamais conquis par les Anglais même après 30 ans de siège pendant la guerre de Cent Ans.

En cette année anniversaire qui marque le premier millénaire du début de la construction de l’abbatiale, Emmanuel Macron ne sera pas en reste. Le 5 juin prochain, il rendra lui aussi hommage à ce que le père Hugo désignait comme le « Khéops de l’Occident » ou la « pyramide des mers ».

« Ce lieu fascine les hommes depuis la nuit des temps, car ici on ne sait jamais où s’arrêtent le ciel, la mer et la terre », dit François Saint-James, dernier guide conférencier à temps plein du Mont-Saint-Michel. Cela fait plus de 30 ans que ce diplômé d’histoire de l’art explore les moindres recoins d’un monument qui accueille trois millions de visiteurs par année. Il a même habité sur le rocher pendant 20 ans avec de jeunes enfants. « Mais aujourd’hui, c’est trop compliqué, dit-il. Vers la fin, les touristes venaient pique-niquer jusque dans ma cour. »

Une première église

Jusqu’en 1972, le Mont-Saint-Michel possédait toujours son école, sa boulangerie et un salon de coiffure. Mais comment survivre à une telle affluence ? Il y a deux semaines, lors du week-end de l’Ascension, 33 000 personnes ont envahi ces petites rues étroites qui serpentent vers le sommet. Depuis 2012, les voitures ne peuvent plus accéder directement au pied de la colline. À moins de marcher, d’être à vélo ou à cheval, il faut prendre un bus

pour traverser la passerelle qui a remplacé l’ancienne digue et se rendre au stationnement situé à trois kilomètres dans les terres.

Il ne reste plus que 17 résidents permanents sur la presqu’île, dont une dizaine de moines et de moniales des Fraternités monastiques de Jérusalem. Ceux-ci perpétuent une tradition plus que millénaire depuis l’arrivée des bénédictins en 966, mais interrompue à la Révolution, alors que le site servit de prison. Il faudra attendre le premier ministre Georges Pompidou, en 1966, pour que le sanctuaire retrouve sa vocation première.

« Il y a longtemps que les touristes ont remplacé ici les pèlerins, dit François Saint-James. Même si les pèlerins étaient aussi en quelque sorte des touristes. »

Si le mont Tombe (ainsi qu’on appelait ce rocher à l’époque) a, semble-t-il, accueilli un monument mégalithique, c’est en 708 que l’archange Michel serait apparu à l’évêque d’Avranches Aubert pour lui demander d’y ériger un sanctuaire. Cette première église dédiée à l’archange, et qui abritait ses reliques, se voulait la modeste réplique du Monte Gargano dédié à saint Michel, dans les Pouilles, en Italie. Mais elle deviendra vite un des principaux lieux de pèlerinage d’Europe. Devenue Notre-Dame-sous-Terre, elle se trouve aujourd’hui dans les soubassements de l’abbaye. François Saint-James est un des rares guides à en détenir la clef. C’est sur ses murs et dans les cryptes aménagées tout autour du sommet que sera élevée entre 1023 et 1085 l’une des premières grandes abbatiales romanes de Normandie. Ces abbayes joueront d’ailleurs un rôle crucial dans la transmission des oeuvres de l’Antiquité grecque jusqu’à la Renaissance.

Cartier au Mont-Saint-Michel ?

« Cet édifice est comme une arche de Noé posée sur les cryptes, dit François Saint-James. C’est l’époque où la France se couvre d’un blanc manteau d’église, écrira alors un moine de Cluny. Il faut imaginer l’ampleur gigantesque des travaux. Les blocs de granit sont taillés aux îles Chausey, à 34 kilomètres d’ici. On utilise aussi la pierre de Caen, une pierre tendre et légère qui se sculpte facilement. Il faut savoir que les maçons qui posent ces pierres ne travaillent que l’été. Lorsqu’en pleine guerre de Cent Ans le coeur roman s’effondre, on le reconstruit en gothique flamboyant. »

À l’abbatiale s’ajoutera au XIIIe siècle ce qu’on surnomme la Merveille. Une construction sur trois étages et de 35 mètres de hauteur comprenant une aumônerie et un cellier (au rez-de-chaussée), les salles des chevaliers et des hôtes (au premier), ainsi qu’un réfectoire et un cloître (au sommet). Situé à 80 mètres au-dessus de la mer, ce cloître, avec ses doubles arcades, est un véritable chef-d’oeuvre du gothique en suspension entre ciel et mer. « C’est le coeur du monastère, dit François Saint-James. On le montrait aux pèlerins comme une image du paradis. »

Clin d’oeil à l’architecte Eugène Viollet-le-Duc, la flèche néogothique voulue par l’architecte Victor Petitgrand ne domine le clocher de l’abbatiale que depuis 1897. Le choix de la surmonter d’un archange, entièrement redoré en 1995, ne serait pas exempt de visées politiques, selon François Saint-James. « À l’époque, il n’aurait pas été bien vu de tous d’y mettre une croix. » Celui qui terrassa le dragon n’est pas que le saint patron des Gaules. Il est aussi un symbole de résistance. Ce saint protecteur de la France aurait non seulement aidé Clovis à vaincre les Alamans, il serait aussi apparu à Jeanne d’Arc pour la convaincre d’aller faire sacrer Charles VII à Reims et de bouter les Anglais hors de France.

Un autre sujet de controverse sur le Mont-Saint-Michel concerne directement les Québécois. S’il faut en croire une plaque posée en 1984 près de l’église Saint-Pierre, dans la rue principale, c’est au Mont-Saint-Michel que, le 8 mai 1532, Jacques Cartier aurait rencontré François Ier avant son départ pour le Canada à l’initiative du cardinal Le Veneur, qui était alors abbé du Mont.

Mais François Saint-James ne croit pas à cette version. « Jacques Cartier était un navigateur qui n’avait pas facilement accès au roi. Je crois que la rencontre a plutôt eu lieu au manoir Brion, où résidait François Ier lorsqu’il venait au Mont-Saint-Michel. On suppose d’ailleurs que c’est pourquoi il y a aujourd’hui une île Brion dans le golfe Saint-Laurent. »

Le crâne de saint Aubert

À l’occasion de ce millénaire, une grande exposition permettra de découvrir sous les arcs d’ogive quelques pièces maîtresses illustrant l’histoire de l’abbatiale. On y trouve notamment un magnifique reliquaire façonné sous le Concordat afin de recueillir le crâne de saint Aubert. Le trou qui perce ce crâne aurait été fait, dit la légende, par l’index de l’archange Michel, qui aurait appuyé un peu trop fort afin de convaincre Aubert d’édifier une abbaye. « On sait aujourd’hui que ce trou fut le résultat d’une trépanation », explique Brigitte Galbrun, conservatrice des antiquités et objets d’art du département de la Manche.

À cette occasion, les conservateurs ont fait un inventaire des objets précieux de l’abbaye. « On a eu des surprises », dit Mathilde Labatut, de la direction générale des affaires culturelles de Normandie. Comme découvrir dans une simple armoire qui n’était pas fermée à clef une coupe en cristal de roche taillée à Milan et émaillée à Paris que les pèlerins se passaient lors des processions. Elle est aujourd’hui sous clef dans un coffrefort du Mont-Saint-Michel.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, ce millénaire n’est pas le premier à être célébré. En 1966, on avait célébré celui de l’établissement des bénédictins. À chaque époque son millénaire.

Quel sera le prochain ? « Je n’en sais rien, mais on n’a jamais fini d’en apprendre », dit François Saint-James. Il y a quatre ans, l’archéologue allemand Stefan Maeder découvrit de petites cupules gravées sur le rocher qui prouveraient que le mont a été habité au néolithique, il y a plus de 5000 ans. « Je les voyais depuis des années sans savoir ce qu’elles signifiaient. »

Alors que la journée s’achève, la mer se retire sur plus de 16 kilomètres. « C’est rassurant, dit Saint-James, de se dire que ce paysage n’a pas vraiment changé depuis plus de 1000 ans. »

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2023-05-31T07:00:00.0000000Z

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